Le Llano en flammes, Juan Rulfo

Le llano en flammes, Juan RulfoJ’ai eu du mal à entrer dans le monde de Juan Rulfo. Peut-être parce que ces dix-huit nouvelles ont les défauts de leur format: très courtes, elles ne racontent pas des histoires, à peine des moments dans la vie des hommes, et peignent les tableaux de la misère qui condamne au malheur, à la violence, à la tristesse.

L’écriture elle aussi, très belle, maîtrisée, procède par images frappantes. Dans un Mexique essentiellement rural, sur une terre ingrate, des paysans prennent les armes et mettent le Llano, leur propre terre, à feu et à sang; une vache emportée par la crue condamne une jaune fille pauvre à la prostitution; des hommes essaient de passer des frontières, de survivre en territoire hostile, d’échapper à la misère, de ne pas mourir. Mais ils en sont incapables: on n’échappe pas à son destin.

Juan Rulfo voit-il tout en noir? Peut-être. Il s’attache en tous cas à décrire un monde incroyablement noir, loin des images (sont-ce des clichés?) que l’on peut avoir d’une Amérique latine pauvre et généreuse, fêtarde et passionnée. La misère n’appelle rien d’autre que la misère. L’amour, rare, est un piège qui n’offre qu’un répit illusoire, quand il ne mène pas à la folie et à la trahison. L’ivresse, y compris celle des jours de fête, dégénère en mélancolie ou en pugilat. La famille est un nœud de serpents, dont l’héritage pèse lourd. Le gouvernement, lointain, invisible, est une sangsue dépourvue de sens politique. Et la révolution, inévitable, dévaste la terre de ceux qui se battent sous leurs propres pieds.

Ce sont des nouvelles qui se méritent. Avec lesquelles il te faudra prendre ton temps. Elles ne sont ni drôles, ni tendres, ni légères. Il te faudra bien affronter le désespoir en face. Mais parfois, c’est tout simplement nécessaire.

défi Mexique

Marmite & Micro-Ondes n°22

Marmite et Micro-Ondes n°22Dans un joli conte émouvant, Ketty Steward remonte aux origines et nous rappelle, à nous humains cruellement égoïstes, pourquoi les oignons nous font pleurer (Légende aux petits oignons). Matthieu Grossi réserve d’horrifiques et peut-être métaphysiques surpises à Totor, son héros à la coule et à tête de concombre (L’oisiveté). Mélanie Kalamarius massacre les tomates mais résoud les problèmes de couple (Si même les tomates meurent). Dans son potager, l’oncle Charles génial et farfelu fabrique des graines avec la même fantaisie et les mêmes effets imprévisibles qu’E-Traym met à écrire des histoires (Le potager de l’oncle Charles). Les frères Cuisson, bien sûr, mettent leur grain de sel dans le civet de connil et dans la littérature – celle qu’ils aiment, qu’ils l’aient lue ou pas. Et c’est Le Nootilus qui se colle cette fois à l’illustration du numéro.

Ces créatures du potager sont un vrai régal. Le numéro 22, fort (longtemps) attendu, de Marmite & Micro-Ondes, le fanzine d’imaginaire culinaire, est marqué par l’horreur mélancolique et la poésie absurde, et prouve que le fanzinat, s’il est affaire d’amateurs, ne manque pas de talents.

Tu peux télécharger gratuitement le numéro complet, jouer sur le site, ou même, si le temps se prête à un grain de folie, t’abonner. Quoiqu’il en soit, je te recommande fortement ces légumes, excellents pour la santé.

Adieu poulet!, Raf Vallet

Adieu poulet!, Raf ValletDe temps en temps, j’aime m’offrir la lecture d’un bon vieux carré noir, tout plein de flingues, de coups qui tombent dur, et d’hommes à la virilité stéréotypée. Souvent des flics, même. Et assez incompréhensiblement* avec des famapoiles sur l’illustration de couverture. Mais j’assume.

Enfin, cette fois, il y a des acteurs connus et habillés sur l’illus. D’où tu tireras, si tu en as envie, la conclusion que Ventura bide en avant et Dewaere perplexe, tous deux en cravate, sont plus vendeurs qu’une blonde anonyme les fesses à l’air. Question de notoriété, probablement. Moi qui suis d’un naturel facile à contenter, les stratégies mercantiles des éditeurs m’enchantent.

Bref.

Soit un commissaire, Vergeat, un peu ripoux mais au fond très peu, pas plus sinon moins que tous ses collègues. Et voilà que c’est sur lui que ça tombe: accusation de corruption. Vergeat n’est pas décidé à se laisser faire. C’est un espèce de shérif, un flic qui travaille le flingue au poing, qui aime se mettre en danger pour la montée d’adrénaline que ça lui procure. Qui essaie, aussi, de combattre le crime, quand tout l’appareil policier et judiciaire, lui, semble consacrer ses efforts à emmerdrer les pauvres types, s’en mettre plein les poches, et empêcher l’opposition d’arriver au pouvoir. L’opposition… la gauche, hein? à cette belle époque où elle était une force d’opposition, presque une menace.

Alors si tous le lâchent, tant pis pour eux. Parce qu’il va s’en sortir.  Il va se barrer loin. Les mains pleines. En foutant un sacré brodel en ville. Et seuls les purs pourront venir lui chercher des poux, les autres trembleront en pensant à tout ce qu’il vaudrait mieux que Vergeat n’ébruite pas. Autrement dit, il est tranquille.

Si j’ai un reproche à faire à Vergeat, c’est son léger côté faux-cul. Il trompe sa femme presque à regret. Il est ripoux mais à peine, il insiste assez là dessus! Or, si tu n’aimes plus ta femme, tu divorces. Si tu es honnête, tu ne l’es pas à moitié. Pas plus que malhonnête, d’ailleurs. On peut ne pas exactement tracer sa frontière personnelle entre bien et mal en fonction des recommandations de la Loi et des convenances, l’amoralité ne me gêne pas. L’immoralité, davantage: j’aime que l’on choisisse son camp.

Pourquoi faire les choses à moitié, alors? Peut-être parce que les lecteurs n’étaient pas supposés prêts à lire profession de foi aussi amorale. Peut-être parce que Vallet n’était pas prêt à l’écrire. Tant pis. Reste une peinture féroce des magouilles mercantico-politicardes d’une ville de province et de ses méprisables élites, un roman plein d’action et de coups fourrés, quelques pages haletantes.

Hé, j’avais parlé de Carré noir, n’est-ce pas? C’en est un bon.

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* incompréhensiblement, parce qu’il n’en est est nullement question dans le bouquin.

# pause #

improbable

Pendant que je lis,
je t’invite à te régaler d’improbable.

1977, David Peace

1977, David PeaceLa tétralogie du Yorkshire, tome deux

1977, année du Jubilé.
1977, année maudite, apocalyptique, dont les sept s’entrechoquent.
1977, année oppressante, car tout, le présent comme le passé, la vérité comme le mensonge, l’amour lui-même, tout mène à la folie.
1977, l’Éventreur du Yorkshire, comme grisé, accélère la cadence: les prostituées, dépecées, sont découvertes toujours plus nombreuses.

1977, le flic et le journaliste racontent, à tour de rôle, l’enquête sur les meurtres et la perméabilité du mal. Ils se laissent peu à peu dévorer par leur côté sombre, cette fascination morbide et malsaine qu’ils développent – l’un dans le fantasme, l’autre dans la violence – en écho aux atrocités de l’Éventreur.

Il n’y a pas de gentils dans le monde de David Peace, pas de bons, ne les cherche pas. Il y a des hommes perdus qui avancent en titubant, et pas de démarcation confortable entre le bien et le mal.

Il n’y a pas d’issue non plus: que des impasse, et des souvenirs qui tournent en boucle. Il y a des doutes, des esquisses de pistes possibles, des silhouettes qui se dissimulent dans l’ombre de l’Éventreur, des braqueurs, des flics corrompus et peut-être pire encore. Tu as tous les indices, à toi de tirer les conclusions. Tu pourrais en être agacée – tu en es frustrée, ça c’est sûr. Mais tu as trop à faire avec ce noeud de serpents pour t’apesantir sur cette traîtrise de l’auteur. Et puis tu as toujours tout pardonné à ceux qui savent écrire.

L’écriture de David Peace a, plus qu’un style peut-être, un rythme remarquable. Un auteur ne descend pas dans les abîmes de la noirceur sans s’être armé. Et Peace n’écrit pas un roman policier. On ne saurait s’intéresser moins que lui à cet énième serial killer, si flou que même ses déclarations publiques sont des pastiches (ceux des lettres que Jack l’Éventreur envoya, en son temps, à la presse). Les perversions privées,  celles des psychopathes et les autres, sont bien les tares spectaculaires d’une société malade.

Le point limite, John Wessel

Le point limite, John WesselHarding a perdu sa licence de détective privé, il y a quelques années. Pour meurtre. Il a fait de la prison. Maintenant, il bosse pour Donnie Wilson, fait de petits boulots un peu en marge, un peu délicats. En ce moment, il espionne les mercredis soirs du docteur Rosenberg, dont la femme veut divorcer. Le problème n’est pas tant que le monsieur a une idée très hard core de l’infidélité conjugale (encore qu’on espère que tout le monde, lors de ces petites soirées, est effectivement consentant) – au contraire, ce sera très pratique pour le divorce. Non, le souci, c’est qu’il est trop perfectionniste. Il faut dire que le docteur est chirurgien esthétique. Alors s’il décèle le moindre défaut chez sa sublime femme (une trace de cellulite, des pattes d’oie), il la frappe, la brûle. Et Harding est un homme trop juste, trop intègre, pour ne pas se laisser entraîner, en prenant la défense d’Elenya Rosenberg, jusqu’au point limite: celui où tout peut basculer, et le ramener à ses vieux démons.

Chicago est prise dans l’hiver, la neige, le froid. Les personnages, eux, sont pris dans les sombres détours d’une intrigue retorse. Les morts se succèdent, plus atroces les unes que les autres. Et le passé qui n’a rien à faire là surgit quand même, où il n’était pas attendu, bien sûr.

John Wessel crée, avec le personnage de Harding, détective sans licence qui ne se décide pas à faire autre chose, qui ne peut faire autre chose, un personnage complexe et attachant. Une sorte de chevalier blanc comme on n’en fait plus, ni dur ni violent, mais que sa propre morale engage dans l’illégalité.

Au total, la lectrice se trouve plongée dans un polar honnête, très rivages/noir dans sa facture, peut-être pas d’une originalité fracassante, mais dont il est difficile de s’arracher avant le dénouement – un peu obscur, soit dit en passant: j’aime que les intrigues aient une solution nette.

Les dents de l’amour, Christopher Moore

Les dents de l'amour, Christopher MooreDans la liste des bons côtés:  tu as une chevelure de rêve (finies les fourches), tu fais de très grosses économies sur la facture d’électricité (car tu vois dans le noir) et sur les courses (car tu n’as plus besoin de manger).

Dans la liste des mauvais: tu n’auras plus jamais l’occasion de perdre les deux kilos qui te rendent si malheureuse (car ton horloge biologique est définitivement arrêtée), tu ne peux pas récupérer ta voiture à la fourrière (qui n’ouvre pas la nuit) et tu as davantage de chances de finir carbonisée que la moyenne de la population (si tu règles mal ta montre, par exemple).

C’est peut-être glamour d’être transformée en vampire, mais côté intendance, ça laisse à désirer. Louer un appartement,trouver du sang frais, ne pas vivre totalement seule… Jody sent bien qu’elle ne va pas pouvoir s’en tirer en comptant sur ses seules ressources. Alors elle trouve Tommy, qui n’est pas exactement le premier venu (il est le deuxième, en fait). Tommy est venu à San Francisco depuis sa lointaine cambrousse pour y vivre dans le dénuement et éprouver la souffrance qui forge les grands écrivains. Il est plouc mais mignon, jeune mais plein de bonne volonté, et il ne demande pas mieux que de rencontrer une femme qui finira par lui briser le cœur (étape obligée dans le parcours d’un Grand Écrivain). Et puis il travaille de nuit dans un supermarché, et il a des relations étonnamment utiles. Pour une apprentie-vampire, il est l’homme idéal.

Les romans de Christopher Moore, je les dévore en me marrant de la première à la dernière page. Alors d’accord, Les dents de l’amour n’est pas un grand roman. Ce n’est pas la peine d’y chercher de lumineuses idées, un sens caché, une satire sociale féroce. Personnellement, je fais très volontiers mon deuil d’aussi louables intentions quand je lis un roman aussi drôle, enlevé, inventif. Verve irrésistible et humour sanguinolent, le tout relevé de pointes d’immoralité qui offrent un contrepoint bienvenu aux trop bonnes intentions de Tommy: Christopher Moore passe le mythe du vampire à la moulinette, et c’est tout simplement excellent.

Kiki de Montparnasse, Catel & Bocquet

Kiki de Montparnasse, Catel & BocquetAlice, dite Aliki, dite Kiki. Une petite campagnarde à moitié orpheline, une adolescente au tempérament explosif, un modèle pour les peintres de la Butte, l’égérie et amoureuse de Man Ray (et de quelques autres). Elle a froid, faim, et fait la fête dès qu’elle a un peu d’argent. Elle aime l’excès, n’a peur que de l’ennui. Elle est la reine de Montparnasse, un temps, avant la déchéance. Mais quoiqu’il lui arrive, Kiki garde sa liberté, et ne suit que ses envies.

Ç’aurait pu être un beau portrait de femme libre, mais c’est long et plat, comme un catalogue. D’une linéarité désespérante, le scénario aligne les faits, les rencontres, les uns après les autres, sans jamais en extraire un peu d’émotion – ne parlons pas de réflexion. La célébrité n’a jamais rendu personne intéressant. Ou alors on lit Voilà.

Et le dessin est tout aussi inintéressant, simpliste, bâclé.

Alors c’est vrai, j’ai la dent dure. Il est même possible que je n’y ai rien compris, puisque non seulement la bédé fait partie de l’excellentissime sélection du prix littéraire des lycéens de la région Paca, mais en plus elle a déjà reçu plusieurs prix. Oui mais non. Sans moi.

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Nous avons brûlé une sainte, Jean-Bernard Pouy

Nous avons brûlé une sainte, Jean-Bernard PouyUne fille et trois garçons. Jeanne et trois  de ses lieutenants. Engagés dans une guerre loufoque et sanglante contre les Anglais, les Bourguignons, la société. Quatre mômes pas encore adultes qui veulent de l’air et marchent sur les traces de la Pucelle d’Orléans, pour venger l’Histoire et un genou foutu, et par amour aussi.

J’aime Pouy, ses idées, j’adore son écriture, son érudition et son humour. Mais je n’ai pas aimé Nous avons brûlé une sainte. Enfin non, pas exactement. C’est un beau polar dans les règles, avec ce qu’il faut de violence et de courses poursuites. Mais il doit me manquer le grain de folie de la jeunesse qu’ont les héros, auxquels je ne suis pas parvenue à m’identifier un seul instant. Et si ceux qui portent le feu partout où ils passent ne parviennent pas à accrocher mon intérêt, rien à faire, je m’en désintéresse.

Dommage.

Jack Mongoly, Guillaume Nicloux

Jack Mongoly, Guillaume NiclouxÀ une époque de ma vie où j’allais beaucoup au cinéma, j’avais vu, bien par hasard d’ailleurs, Une affaire privée de Guillaume Nicloux. C’était merveilleusement glauque et retors. J’avais adoré. J’avais appris ensuite qu’il était écrivain. Enfin, qu’il était aussi écrivain. Certaines personnes sont douées. Mais comme le hasard guide mes lectures, il m’a fallu attendre toutes ces années avant de poursuivre l’expérience.

Il m’est arrivé une ou deux fois de lessiver le parquet. Je n’ai jamais lavé les rideaux et je vide mes cendriers une fois par semaine. J’ai une bouteille de rhum sous le bureau et une revue pornographique dans le premier tiroir de droite. J’ai trouvé ça drôle au début.

J’ai choisi la vie que je mène et mon seul souhait est de rester libre. Travailler quand j’en ai envie. Parfois j’aimerais rester au lit toute la matinée, ne rien faire pendant une journée entière. J’ai pas de temps à perdre, j’en ai pas non plus à gagner. J’ai pas d’autre ambition que vivre simplement. Je ne regrette pas mes six années d’études supérieures en ornithologie et ethnographie des peuples et civilisations d’Amérique du Nord.

Jack Rudy-Bill a bientôt la quarantaine. Il est inscrit dans une agence matrimoniale. Il a quelques amis, un peu vagues, quelques habitudes. Il est seul. Il est détective privé. Pas débordé de travail. Et il doit retrouver une jeune fille, Vicky, 22 ans, trisomique. Évaporée, peut-être.

Une disparition, un privé, une enquête: ne t’y fie pas, ceci n’est pas un roman policier. Pas même un roman noir. C’est une errance pleine de questions, hallucinée, de plus en plus à mesure que l’enquête n’avance pas, s’embrouille, que les explications plausibles se perdent. Un « polar métaphysique » dit l’éditeur. S’il y tient. De toutes façons, ça ne veut pas dire grand chose. La lectrice, elle, se laisse porter. Peut-être parce que tout ceci a un effet vaguement hypnotique. Peut-être aussi parce que l’écriture de Guillaume Nicloux, sèche, détachée, la fascine bizarrement. Elle n’établit pas de distinction claire entre action et réflexion, observation et fantasme.

Est-ce un bon roman? Non, à mon avis, non. Trop confus pour cela – et c’est d’autant plus surprenant que je connaissais une toute autre facette de l’auteur. Et pourtant, il a un grand charme, peut-être parce qu’il est si déroutant. Je lirai d’autres romans de Nicloux. Dans quelques années, probablement…