J’ai eu du mal à entrer dans le monde de Juan Rulfo. Peut-être parce que ces dix-huit nouvelles ont les défauts de leur format: très courtes, elles ne racontent pas des histoires, à peine des moments dans la vie des hommes, et peignent les tableaux de la misère qui condamne au malheur, à la violence, à la tristesse.
L’écriture elle aussi, très belle, maîtrisée, procède par images frappantes. Dans un Mexique essentiellement rural, sur une terre ingrate, des paysans prennent les armes et mettent le Llano, leur propre terre, à feu et à sang; une vache emportée par la crue condamne une jaune fille pauvre à la prostitution; des hommes essaient de passer des frontières, de survivre en territoire hostile, d’échapper à la misère, de ne pas mourir. Mais ils en sont incapables: on n’échappe pas à son destin.
Juan Rulfo voit-il tout en noir? Peut-être. Il s’attache en tous cas à décrire un monde incroyablement noir, loin des images (sont-ce des clichés?) que l’on peut avoir d’une Amérique latine pauvre et généreuse, fêtarde et passionnée. La misère n’appelle rien d’autre que la misère. L’amour, rare, est un piège qui n’offre qu’un répit illusoire, quand il ne mène pas à la folie et à la trahison. L’ivresse, y compris celle des jours de fête, dégénère en mélancolie ou en pugilat. La famille est un nœud de serpents, dont l’héritage pèse lourd. Le gouvernement, lointain, invisible, est une sangsue dépourvue de sens politique. Et la révolution, inévitable, dévaste la terre de ceux qui se battent sous leurs propres pieds.
Ce sont des nouvelles qui se méritent. Avec lesquelles il te faudra prendre ton temps. Elles ne sont ni drôles, ni tendres, ni légères. Il te faudra bien affronter le désespoir en face. Mais parfois, c’est tout simplement nécessaire.